Un grand thème : les orphelins
15. LA FRONTIÈRE
de Diana L. Paxson
– Eh bien, lieutenant Berenstein, es-tu prêt pour les réalités de la frontière ? dit une voix grave et amusée près de moi.
Je soupirai, et posai mon lecteur de poche sur la table en Duralumin du salon de l’astronef, résignée à ne pas lire l’article sur l’intégration de la personnalité chez les métamorphoses xérasiens de seconde phase dans les Annales de l’Institut impérial de psychologie.
Le sergent de la sécurité Randall, revenant d’une permission sur Prima, m’avait fait bénéficier de ses conseils pendant tout le voyage. Il semblait penser que toute jeune femme voyageant seule avait besoin d’être chaperonnée, même si elle était son officier supérieur. Cela partait d’un bon sentiment, mais je devais être plus impatiente de débarquer que je ne le réalisais, car le large sourire au-dessus de la barbe grisonnante du sergent m’irrita, et je répondis avec humeur :
– Sergent, qu’est-ce que j’attends, d’après toi ? Dar… Cottman IV est peut-être une planète étrange, mais les êtres humains se ressemblent de façon déprimante de monde en monde. J’espère que ma formation m’a préparée à fonctionner en professionnelle quoi que je rencontre ici.
Je savais que ça n’était pompeux, sans vouloir l’admettre. Les Forces Spatiales avaient payé mes études médicales, et j’avais eu d’excellentes notes à l’école des officiers, mais je connaissais trop bien les limites de la simulation du conditionnement.
Je perçus une légère secousse et une vibration se propageant dans les plaques métalliques du sol, et je réalisai que l’astronef avait atterri.
– Cottman IV ou Ténébreuse, dit le sergent en riant. Je t’ai entendue parler ! Je parie que je sais exactement quelles vidéos tu as visionnées – pleines de guerriers fringants et de sorcières en voiles écarlates.
Je le regardai de travers. La culture populaire avait donné à Ténébreuse une célébrité disproportionnée au regard de son importance dans l’Empire, vu que c’était encore un Monde Fermé de classe D. Sa population était suffisamment humaine pour que le citoyen impérial moyen s’identifie avec elle, suffisamment exotique pour titiller les esprits romantiques.
– A moins que vous n’ayez pas de goût pour le romanesque, vous autres psy ? De toute façon, les gens de Thendara n’aiment pas les Terriens, dit le sergent. Et depuis l’histoire de Sharra, nous sommes mal vus dans les campagnes, grimaça-t-il. La police militaire n’est pas exactement bienvenue, mais ils ne s’aiment guère plus entre eux…
La sonnerie annonçant le débarquement résonna, interrompant notre conversation. Les passagers posèrent leurs verres et commencèrent à rassembler leurs bagages en bavardant bruyamment.
– Bon, j’y vais.
Je me levai, rajustant sous son regard approbateur le tissu noir de mon uniforme, orné du discret caducée rouge et bleu du Service Médical, avec, au col, l’écusson Département Psychiatrique. Je fermai mon lecteur d’un coup sec et le fourrai dans mon sac. Je n’avais rien d’autre à porter, mais je voulais avoir une bonne place dans la file.
Il hocha la tête.
– La fin du voyage. Eh bien, au revoir, docteur C. Berenstein. Au fait, pour quoi est mis le « C » ? Ça ne peut pas être si terrible, mon petit, dit-il d’un ton encourageant. Et d’avoir un prénom à mettre sur ces cheveux noirs et bouclés adoucira mes souvenirs.
Si je n’avais pas eu un grade supérieur au sien, il ne serait peut-être pas resté si condescendant, mais sa conversation avait atténué l’ennui du voyage. Il méritait une réponse, mais ce n’était pas de moi qu’il l’obtiendrait.
– Au revoir, Sergent Randall, dis-je d’un ton cassant, me frayant un chemin vers la sortie.
J’étais résolue à voir en Cottman IV un poste comme les autres, et les premiers mois semblèrent me donner raison. L’astroport était la plaque tournante de cette partie de l’Empire, et l’administration, la maintenance, et la sécurité exigeaient un nombreux personnel. La Zone Terrienne qui avait poussé tout autour consistait essentiellement en divers instituts se consacrant à l’étude de la culture ténébrane avant qu’elle ait totalement disparu, et en services plus ordinaires comme le département médical dont je faisais partie. Le seul lien entre eux et le reste de la planète, c’était le Conseil Comyn, et les Comyn semblaient vivre dans un monde à part.
Le sergent Randall avait raison. Ténébreuse n’était pas romantique, mais appauvrie, froide et socialement fragmentée. A part le soleil cramoisi et les quatre lunes qui se poursuivaient dans le ciel comme des gemmes pastel, j’aurais pu être dans n’importe quel centre urbain de l’Empire.
Non que j’eusse beaucoup de temps pour les admirer. Le Service Médical manque chroniquement de bras, et est toujours content d’accueillir le personnel détaché par les Forces Spatiales. Je n’eus bientôt plus une minute à moi, entre les troubles du sommeil et les dysfonctionnements sexuels, auxquels il faut ajouter un cas limite de schizophrénie et plusieurs dépressions phototropiques. Certains patients se plaignaient d’avoir toujours froid, d’autres avaient des crises de folie à chaque conjonction des quatre lunes. Je pus sans mentir écrire à ma mère qu’à part un rapide coup d’œil jeté sur Régis Hastur un jour qu’il était invité à dîner par le légat terrien, je n’avais rien vu de la romantique Ténébreuse célébrée par les vidéos-trois D.
Le long hiver faisait place à ce que les indigènes qualifient d’été quand le Service Médical m’envoya un jeune homme que j’appellerai Stevie Eisler, et, sans que je le sache sur le moment, ma vie commença à changer.
– Je ne devrais sans doute pas être là…
Stevie était assis tout au bord du fauteuil, comme effrayé à l’idée qu’il puisse l’avaler, jeune homme frêle aux cheveux grisâtres, qui, d’après son dossier, était garçon de bureau aux Transports et Fournitures. Il me regardait d’un air suppliant, et je me félicitai d’avoir échangé mon uniforme noir contre la blouse blanche du médecin.
– C’est juste que mes migraines empirent, et les docteurs ne trouvent rien. Et parfois… parfois quand elles se calment, le temps a passé et je ne sais pas où je suis allé !
– Hum… fis-je, sans me compromettre, mais mon cœur s’accéléra.
La batterie de tests standard faisait état d’une personnalité rigide et plutôt limitée, et j’étais préparée à trouver des refoulements, mais pas de l’amnésie.
– Pourquoi ne t’enfonces-tu pas dans le fauteuil ? lui demandai-je. Il est très confortable…
Il était également pourvu de son propre système de chauffage, pouvait émettre des vibrations apaisantes, de la musique subliminale ou des battements de cœur maternel, et même immobiliser le patient si cela devenait nécessaire.
Le fauteuil remplit son rôle, et j’écoutai la litanie de ses symptômes avec un intérêt croissant. Stevie présentait divers troubles psychosomatiques. Il prenait des médicaments pour les cauchemars qu’il faisait sur l’orphelinat de la Cité du Commerce où il avait été élevé, établissement notoire pour ses sévices physiques et sexuels, quelle que soit l’excellence de sa gestion. Il déménageait souvent et ne semblait pas conserver ses amis très longtemps.
– D’après ton dossier, les policiers de la Force Spatiale t’ont arrêté à la Fleur d’Or. Tu avais assommé plusieurs membres de l’équipage de La Catin des Etoiles, brisé des chaises et cassé le bras d’un berger de chervines au cours d’une rixe…
Je levai les yeux de mon écran, trouvant ça difficile à croire.
Stevie secoua la tête, comme s’il avait le même problème.
– Ils disent que j’ai fait ça, mais je me rappelle seulement que je me suis réveillé à l’hôpital. C’est absurde. Je n’aime même pas l’alcool. Et je n’irais jamais dans un bar de ce quartier de la ville.
– Hum. On dirait que tu as fait une autre crise d’amnésie. Accepterais-tu que je te mette sous hypnose, afin de découvrir ce qui s’est passé ?
Je touchai quelque chose sur mon bureau, et les lumières s’adoucirent. Les photocapteurs enregistraient déjà la séance. Je touchai les contrôles pour compenser et améliorer l’enregistrement du son.
– Ça fait mal ?
Il avait l’air tendu, même dans l’étreinte relaxante du fauteuil.
– Pas du tout. S’il y a quelque chose que tu n’es pas prêt à accepter, tu ne t’en souviendras même pas. Mais pour t’aider, j’ai besoin de savoir.
– Oui, je suppose…
Il se renfonça dans le fauteuil, et j’activai les battements de cœur. L’induction de la relaxation se passa bien, et, quelques minutes plus tard, je vis que toute tension avait disparu chez lui.
– Stevie – m’entends-tu ? Lève le petit doigt pour « oui » – parfait. Maintenant, Stevie, je vais te mettre en transe profonde. Je veux entrer en contact avec la partie de toi-même qui peut me raconter ce qui s’est passé à la Fleur d’Or…
Le visage de Stevie se contracta, mais il ne répondit pas. Soupirant, je le ramenai à l’état de relaxation, puis le remis en transe profonde. Sa résistance était contrariante, mais, à l’évidence, une part de lui-même désirait de l’aide, sinon il ne serait pas venu consulter.
– Je sais qu’une partie de ta personnalité désire me parler. Cette partie va-t-elle maintenant me dire en quoi je peux t’aider ?
Pendant un long moment, je crus que cela n’allait pas marcher non plus. Puis il se raidit. Je vis ses paupières frémir, il prit plusieurs longues inspirations, puis il ouvrit les yeux.
Les yeux de Stevie m’avaient semblé jusque-là incolores comme le reste de sa personne, mais maintenant, même dans cette lumière tamisée, j’aurais juré qu’ils étaient d’un bleu limpide. Lentement, il se redressa dans le fauteuil, et porta ses mains à sa tête comme pour relever un voile.
– Il vaudrait mieux traiter de cela à la Tour, mais je suppose que je devrai me contenter de toi.
Le ton était ferme, composé.
– Qui es-tu ? demandai-je, plus sèchement que je n’en avais l’intention, parce que c’était une voix de femme qui m’avait répondu, et que, malgré les apparences, il m’était impossible de ne pas voir une femme assise devant moi.
– Je suis Allirinda Aillard, Gardienne de la Tour de Neskaya.
Etats dissociés… personnalité multiple… un article pour les Annales… J’avais suffisamment lu pour reconnaître le cas, assez rare, auquel j’avais affaire. Et il pouvait être déterminant pour ma carrière.
– Mais ce n’est pas toi qui as provoqué la rixe à l’auberge de la Fleur d’Or… dis-je, retrouvant enfin ma voix.
– Non…
Allirinda fronça les sourcils d’un air dégoûté.
–… c’était… Dom Esteban-Gabriel Alton, et si nous n’apprenons pas à le contrôler, il recommencera !
– Dr Berenstein, tu as un moment ? Il paraît que tu traites un cas de personnalité multiple.
Je m’arrêtai dans la lumière crue du couloir, m’efforçant de situer l’homme qui venait de m’interpeller. Grand et mince, avec des cheveux noirs et raides, il avait l’air légèrement harassé d’un administrateur, même s’il portait une blouse blanche de docteur, comme moi.
– Je suis le Dr Jason Allison, du département d’Anthropologie interplanétaire, à la section huit, dit-il d’un ton enjoué.
J’étais étonnée qu’il connût mon nom. Mais je travaillais avec Stevie depuis maintenant plus d’un mois. A l’évidence, le bruit s’était répandu.
– Oui, en effet, répondis-je, de mon ton le plus professionnel.
– C’est un Terrien ?
– Stevie a grandi à l’orphelinat de la Force Spatiale. J’ai cru comprendre que la situation était assez troublée quand il y a été admis, alors nous ne savons pas vraiment. Consciemment en tout cas, il est aussi terrien qu’on peut l’être. Mais… toutes ses différentes personnalités sont ténébranes.
Un technicien, chargé d’un tambour de diapos, manœuvra habilement pour nous contourner, nous lorgnant avec curiosité.
– Le phénomène des personnalités multiples est un mécanisme de survie dans lequel l’ego se divise pour affronter des situations qui dépassent les capacités de l’identité primaire, poursuivis-je. Quand on comprend les problèmes qui ont provoqué l’apparition des identités destinées à les résoudre, on peut commencer à les traiter.
– Oui… je sais, dit-il, l’air amusé, et je me demandai pourquoi, vu que sa spécialité était la parasitologie. Tu as avancé ?
– Pratiquement pas, vu que je n’arrive même pas à deviner quels traumatismes ont pu provoquer les dissociations. Mais mon patient ne les a pas trouvées dans la littérature populaire. Il n’a jamais emprunté une tri-vid. Et il ne lit même pas de la fiction.
– Intéressant, dit enfin le Dr Allison, toujours avec un sourire bizarre.
Il eut l’air de vouloir dire quelque chose, mais, sauf si je lui demandais son aide, la courtoisie professionnelle lui interdisait d’aller plus loin.
– Je me demande si l’une de ses autres identités a le laran.
Les jours s’allongèrent, et des bourgeons apparurent sur les arbres. Non que j’aie eu le loisir de les admirer, car, bien que ma charge de travail se fût allégée, la thérapie de Stevie me prenait de plus en plus de temps. Pendant nos séances, ses différentes personnalités avaient l’occasion de communiquer, et cela donnait à Stevie une stabilité précaire. Il avait même pu reprendre le travail. Mais je ne me faisais pas d’illusions : nous n’avions rien gagné, sauf du temps pour trouver un remède. Je commençais à me demander si je ne devrais pas faire appel au Dr Allison.
En attendant, le service scientifique était aux anges à l’idée de le tester. Mais persuader les autres personnalités de Stevie de se prêter à ces tests, c’était une autre histoire. Frère Timéo, le Cristoforo, ne voulait pas en entendre parler, mais comme le technicien des matrices venu l’observer ne sentit en lui aucune trace de laran, son avis avait peu d’importance. Ellie, la Renonçante, n’avait pas le laran non plus, mais on trouvait des canaux neuroniques et des flux d’énergie inhabituels chez Allirinda et Dom Esteban.
– Dr Berenstein, ils veulent m’envoyer dans une Tour, me dit un jour Stevie, peu avant la fête des Quatre Lunes.
J’attachai sur lui un regard perçant. Un instant, j’avais cru que c’était frère Timéo qui parlait. Le cristoforo désapprouvait l’antique science ténébrane des matrices autant que la science terrienne. Mais Timéo avait tendance à mépriser le reste du monde. Sauf que Stevie était blotti dans son fauteuil, comme une souris dans son trou.
– Qu’en penses-tu ? demandai-je.
– Je ne veux pas, marmonna-t-il. Je ne crois pas en ces trucs, et ils ne m’inspirent pas confiance. Je parie que c’est une idée d’Allirinda – et je ne me débarrasserai jamais d’elle si je vais dans une Tour !
Stevie avait refusé de croire à ses autres personnalités aussi violemment que certains de mes confrères. Maintenant, il en était venu à les accepter, mais il les considérait encore comme des ennemies.
– A ton avis, que veulent les autres ?
– Peu importe ! répondit-il d’un ton boudeur, mais même cette infime rébellion était la réaction la plus forte qu’il eût eue jusque-là. Je voudrais les tuer tous !
Je m’abstins de lui faire remarquer que, ce faisant, il se tuerait avec eux. Stevie avait déjà essayé de se suicider une fois, quand il avait commencé à entendre ses alter ego se disputer dans sa tête.
– Tu sais qu’ils ne te laisseront pas en paix si nous ne leur posons pas la question. Détends-toi un peu maintenant, et repose-toi… voilà…
Le fauteuil le reçut dans ses bras capitonnés, et la tension de son corps disparut. C’était un problème d’éthique intéressant. Légalement, c’était Stevie qui devait décider. Mais moralement, étais-je obligée d’obtenir l’accord des quatre autres personnalités, ou pouvais-je me contenter d’une majorité ?
– Mestra Ellie ! criai-je quand il ne bougea plus. Tu m’entends ?
– Si je t’entends !
Il, ou plutôt elle, se redressa brusquement dans le fauteuil, embrassant la pièce avec un sourire ironique.
– J’attendais que ce… dégage la place.
Elle utilisa un mot que mes cassettes audio ne m’avaient pas appris, mais le sens était clair.
– J’ai entendu le grand débat sur la Tour. Je ne veux pas y aller non plus. Ça nous ferait plus de bien à tous d’aller passer un an à la Maison de la Guilde, pour apprendre à nous entendre ! Toi aussi !
Ellie m’adressa un sourire aimable.
– Tu n’es pas mal pour une Terrienne, mais tu deviendras aussi sèche que Stevie si tu restes ici !
– Je doute que lui, Esteban ou le frère Timéo soient les bienvenus ici, dis-je avec ironie. Tu sais, je comprends presque pourquoi Stevie a besoin d’eux. Mais toi, d’où viens-tu, Ellie ? Quels sont tes souvenirs les plus anciens ?
– Je me rappelle que ma sœur aînée pleurait. Stevie pleurait aussi. On était dans la Cité du Commerce, devant une affreuse maison en pierre blanche. Puis des gens bizarrement habillés ont emmené Stevie.
– Et toi, qu’est-ce que tu as fait, Ellie ? Où es-tu allée ?
– Rejoindre ma sœur à la Maison de la Guilde, bien sûr, répondit-elle.
Je me demandai si Stevie avait vraiment une sœur. En général, on a l’histoire du patient, qui permet de la comparer à ses dires, mais les origines de Stevie étaient inconnues. Est-ce que c’étaient elles qu’évoquait Ellie ? En arrivions-nous au stade où les autres personnalités accepteraient aussi de se souvenir ?
– Nous n’avons pas de nouvelles de Dom Esteban depuis un bon moment, dis-je alors. Est-il là, Ellie, et aimerait-il me parler ?
– Il refuse, dit-elle finalement, mais il n’aime pas non plus le Conseil ni les Tours. Tout ça ne me plaît pas, docteur. Je crois qu’il mijote quelque chose…
Elle se tut, fronçant les sourcils, et je l’observai, ruminant aussi de mon côté.
D’après la littérature professionnelle, j’étais censée persuader chacun d’entre eux de faire face au traumatisme qui avait provoqué sa création, et de fusionner avec les autres ou de disparaître. Mais les personnalités antagonistes de Stevie ne le toléraient qu’en vue de leur propre survie, et ne se toléraient pas du tout entre elles.
– Nous pourrons peut-être déterminer ce que c’est lors de notre prochaine séance. Mais il est temps que tu rentres, Ellie. A bientôt.
– Et si je ne veux pas attendre ? dit-elle d’un ton anxieux. Et s’il arrive quelque chose ?
– En cas d’urgence, tu peux toujours m’appeler. Tu le sais, et Stevie aussi. Veille sur lui, veux-tu ?
– Je suis censément la plus responsable, dit Ellie avec un sourire plein de tristesse.
Puis elle ferma les yeux et disparut.
Les souvenirs d’Ellie m’avaient travaillée plus que je ne le réalisais, car, trois jours plus tard, je me surpris à enfiler mon uniforme noir pour me rendre à pied à la salle de concert de la Cité du Commerce. Une compagnie de passage représentait l’opéra Un Ballo in Maschera, nouvelle production située durant la période coloniale sur Théia IV. Y assister me donnerait quelque chose à raconter à ma mère, et peut-être un point de vue plus pénétrant sur les problèmes de Stevie.
A part une incrédulité persistante devant l’incapacité des personnages à reconnaître les autres protagonistes sous leurs déguisements, je trouvai l’opéra agréable. Mais je n’en vis jamais le dénouement. Le héros se faisait dire l’avenir par une sorcière quand un picotement électronique de mon bracelet d’identité m’obligea à me lever, à me glisser devant une rangée d’amateurs de musique furibonds, et à courir au visiphone le plus proche.
– Ici Berenstein.
– Désolé de te déranger, dit le visage sur l’écran. J’ai reçu un message audio d’une certaine Ellie. Elle dit qu’elle est ta patiente, mais, d’après les fichiers, tu ne traites personne de ce nom. On s’est dit qu’il valait mieux te prévenir quand même.
– Où est-elle ? demandai-je.
– L’origine de l’appel était un téléphone public de la Vieille Ville, dit la voix d’un ton dubitatif. Elle a dit qu’elle rappellerait.
– Je reste à ce numéro. Transmettez-moi son appel suivant.
Les échos du drame scénique se réverbéraient doucement sur les murs du vestibule, mais c’était le drame qui s’était joué dans mon bureau qui m’occupait l’esprit. Le premier acte se termina, et les spectateurs sortirent chercher des rafraîchissements, puis revinrent à leurs places. Toujours rien. Le problème que craignait Ellie ne s’était peut-être pas produit. Peut-être avait-elle renoncé à mon aide. Ou peut-être – et cette idée ma glaça soudain – qu’elle ne contrôlait plus la situation.
Les spectateurs sortaient pour l’entracte du deuxième acte quand j’activai le visiphone.
– Ici le lieutenant Berenstein. Je veux retrouver mon patient. Non, on ne peut pas envoyer n’importe qui le… la chercher, dis-je, trébuchant sur les pronoms. Il faut que ce soit quelqu’un qu’elle connaît ! Il me faut deux membres de la police militaire pour m’escorter, et des vêtements chauds. C’est possible ? Parfait – à la grille Ouest. Je pars immédiatement.
– Lieutenant, c’est de là qu’on a appelé, dit le première classe Kung, le plus jeune des deux policiers qu’on m’avait assignés.
De la tête, il montra le téléphone, une lueur incongrue de lumière artificielle passant sous l’auvent qui tentait de le dissimuler.
– Alors, où peut se trouver ta patiente à ton avis ? demanda le Sergent Randall, que je soupçonnais de s’être porté volontaire, poussé par l’absurde sentiment de sa responsabilité à mon égard.
Dans sa veste en peau de mouton, il paraissait encore plus corpulent que d’habitude.
– Ma patiente pourrait avoir l’apparence d’un homme, dis-je, prudente. Par ce temps, je dirais qu’elle, ou il, a dû chercher refuge dans une de ces tavernes.
La cité se préparait peut-être à la Fête du Printemps, mais les bardeaux surmontant le visiphone étaient couverts de givre, et je sentais le vent glacé à travers mon épais manteau. N’importe quel Terrien se serait mis à l’abri. Je me demandai si les personnalités ténébranes de Stevie sentaient le froid.
– Alors, allons jeter un coup d’œil. Et gardez vos capes ; les uniformes des Forces Spatiales ne sont pas trop populaires par ici.
Les tavernes ténébranes étaient chaudes et bruyantes, m’assaillant d’un mélange déroutant de mots et d’odeurs inconnus.
– Pas de Terrien jusque-là, remarqua Kung, émergeant du joyeux chaos de la deuxième taverne.
– Ma patiente sera peut-être en costume indigène, dis-je, inspirant avec délice une bouffée d’air frais.
Le Sergent Randall se tourna brusquement vers moi.
– Docteur Randall… lieutenant, tu peux me dire ce que nous cherchons exactement, bon Dieu ?
– Stevie Eisler est un fonctionnaire terrien qui souffre de troubles dissociatifs de la personnalité… il a des personnalités multiples. Celle qui m’a appelée, c’est Ellie n’ha Lenora… une Amazone libre.
J’espérai que la lanterne extérieure de la taverne ne lui révélerait pas que j’avais rougi jusqu’aux oreilles.
– C’est elle que nous cherchons.
– Et quel est celui que tu ne veux pas trouver ? demanda-t-il, du même ton, contrôlé à grand-peine.
– Un guerrier comyn, dis-je avec défi, qui se donne le nom de Dom Esteban-Gabriel Alton.
Je vis le Sergent Randall s’efforcer de maîtriser une émotion puissante. Mais finalement, il se contenta de hocher la tête et nous pilota vers une nouvelle taverne, de l’autre côté de la place.
Le bruit qu’il y avait dans cet endroit faisait paraître les autres civilisés par comparaison. Pour moi, c’était juste du bruit, mais, quand on fut plus près, je vis le première classe Kung hésiter, échanger des regards avec Randall.
– Le docteur ferait peut-être mieux de nous attendre ici pendant qu’on ira jeter un coup d’œil à l’intérieur, dit Kung.
– Je ne vous gênerai pas, messieurs, mais je ne vais pas rester dehors à me geler, leur déclarai-je.
Pourtant, j’entendais maintenant des vociférations détestables, et je me raidis en passant sous le lourd linteau de la porte.
Mais personne ne fit attention à nous. Tout les yeux étaient braqués sur un homme, debout sur une table à l’autre bout de la salle, et suivaient les éclairs argentés de son épée.
– Lâches ! Vous avez autant de courage qu’une mule de cristoforo !
La lame fulgura, et un homme en pantalon de cuir de bouvier recula. Aussitôt, le guerrier se remit en garde en riant.
– Ça leur apprendra, Estebano ! cria quelqu’un dans l’assistance.
Ma mâchoire s’affaissa, et Randall me regarda, l’air interrogateur. Sous sa veste de fourrure, l’homme à l’épée était en pull et pantalon terriens. Mais il portait sa cape avec une superbe qu’aucun Terrien ne pouvait imiter.
– Qu’est-ce que les Comyn ont fait pour mériter votre fidélité ? cria Esteban. Ils se promènent en vêtements de soie arachnéenne pendant qu’on est en haillons, et mangent des biftecks de chervine pendant qu’on crève de faim. Ils vendent nos secrets aux Terriens et refusent les médicaments qui sauveraient nos vies !
– Belles paroles que voilà, Dom Esteban ! grogna quelqu’un derrière lui. Tu conspires contre ta propre caste !
– Oui, mais je ne lui dois rien ! dit Esteban avec un rire amer.
A la lueur des torches, il me sembla voir des reflets roux dans ses cheveux.
– Ils ont laissé la populace traîner ma mère hors de la Tour. J’ai vu son corps sanglant gisant dans la neige ! Puis ils ont jeté dans la rue son fils nedesto pour qu’il crève ! Le Conseil Comyn n’a aucun titre à ma loyauté !
Etait-ce ce traumatisme qui avait fait éclater la personnalité de Stevie ? Je retins mon souffle, attendant qu’il continue.
– Alors, kèketu vas faire ? demanda une voix avinée.
– Une seule épée ne peut pas grand-chose, à part effrayer les femmelettes.
Il se tourna et, de nouveau, les hommes reculèrent. Esteban rejetait peut-être les Comyn, mais c’était leur pouvoir de séduction qui retenait ces gens autour de lui.
– Si vous étiez des hommes…, dit-il brandissant son épée d’un air insultant, nous pourrions nous débarrasser des Comyn, et aussi des Terriens. Ensemble, nous pourrions incendier leur Salle du Conseil et les enterrer dessous !
Le Sergent Randall m’enfonça les doigts dans le bras, et je grimaçai.
– Si ce fou est ton patient, docteur, je recommande de le sortir d’ici immédiatement ! Imagines-tu que les Comyn croiront cette histoire de personnalités multiples quand ils apprendront qu’un petit fonctionnaire terrien s’efforce de fomenter une guerre civile ?
Je clignai des yeux. J’étais si proche de savoir… Puis je compris soudain les paroles du sergent. Même derrière les murs de la Zone Terrienne, j’avais entendu dire que les rapports étaient très tendus entre Ténébreuse et l’Empire. Je secouai la main de Randall et m’avançai.
– Esteban !
J’avais crié de toute la force de mes poumons, mais ma voix était à peine audible au milieu des vociférations des assistants. Pourtant, il se retourna.
– Esteban, tu te souviens de moi ?
Je regardai en face ces yeux flamboyants, et réalisai que l’homme vu dans mon bureau n’était qu’une esquisse de cette personnalité. Il était peut-être fou, mais je ne pus nier sa puissance.
– Je te connais… ses yeux s’étrécirent.
–… mais est-ce que tu me connais ? Il ne faut pas me mettre en colère, guérisseuse. Tu n’aimerais pas découvrir ce que je peux faire.
Mais je pouvais le deviner. Je connaissais la littérature traitant des pouvoirs psy de la caste des Comyn. Si cette histoire de mère chassée de la Tour n’était pas une invention, nous avions peut-être sur les bras un télépathe non entraîné de puissance inconnue.
– Voudrais-tu m’en parler ? dis-je doucement, regrettant de ne pas avoir mon fauteuil.
Autour de nous, les hommes commençaient à s’agiter, conscients qu’il se passait quelque chose qu’ils ne comprenaient pas.
Esteban me regarda et éclata de rire.
– Toujours après moi pour faire joujou à tes petits jeux ? La parole est ta seule arme, et si ça ne marche pas, qu’est-ce que tu feras ?
Je le regardai fixement. Ce qu’il disait n’était que trop vrai. Les drogues n’étaient qu’un pis-aller. Nous savions comment dissocier des personnalités réprimées, mais c’était plus difficile de les refaire fusionner ensemble. Tout bien considéré, les seuls outils que la science terrienne mettait à ma disposition, c’étaient la parole et le temps. J’entendis bouger Randall et Kung, et Esteban s’immobilisa, les yeux luisant dangereusement. Je levai la main en guise d’avertissement. Cette part de lui qui était encore Stevie les avait reconnus, et je sentis le danger monter autour de moi.
Je ne voyais qu’une personne qui pouvait l’arrêter maintenant.
– Cette histoire de la Tour, c’était terrible, dis-je avec douceur. Tu devais être très jeune alors, très seul. Mais tu peux te détendre maintenant. Tu es en sécurité ici. Tu peux rappeler tes souvenirs. Qui était la Gardienne de la Tour ? Est-ce qu’elle s’appelait Allirinda ?
Sa main tremblait, la lumière scintillait sur son épée. Il baissa les yeux sur elle, et je m’approchai un peu plus.
– Allirinda Aillard de Neskaya… Allirinda, es-tu là ?
Il fut agité d’un spasme et son visage sembla se recroqueviller. Il se redressa en grimaçant, il luttait contre la présence, la combattait, mais sa main se porta à ses yeux comme si la lumière les blessait.
– Allirinda… murmurai-je, sors maintenant. J’ai besoin de te parler.
– Non…
Le refus se termina en gémissement, et l’épée glissa d’une main soudain sans force. Il chancela, et Randall et Kung se préparèrent à le rattraper, mais il ne tomba pas.
Peu à peu, les tremblements cessèrent. Et quand les yeux se rouvrirent, le défi du guerrier avait fait place à une dignité royale, le regard furibond remplacé par des yeux d’un bleu limpide.
– Eh bien, mes enfants, n’avez-vous rien de mieux à faire que me dévisager ?
Allirinda promena sur la salle un regard dédaigneux, et, un par un, les hommes rougirent et détournèrent la tête.
– Kung, donne-moi ta cape, vite ! murmurai-je, puis je la tendis à Allirinda, qui s’en enveloppa avec soulagement, et, à cet instant, des hommes en uniforme noir et vert de la garde de la cité entrèrent dans la salle.
Allirinda regarda autour d’elle avec un frisson de dégoût, me salua de la tête en collègue, puis laissa volontairement ses yeux se fermer. Une fois de plus, je vis les paupières frémir, et, quand ils se rouvrirent, ce fut le regard terrifié de Stevie Eisler qui parcourut la salle.
– Stevie ! criai-je. Tout va bien, je suis là…
– Je sais que je ne comprendrai peut-être pas l’explication, mais tu admettras que j’ai le droit de savoir, non ? L’incident est survenu dans la Vieille Ville, et l’homme fait peut-être partie de mon peuple, après tout.
L’acier que je sentais sous la voix de velours me fit grimacer et je me forçai à rencontrer les yeux de mon interlocuteur, consciente que le sergent Randall, déjà au garde-à-vous, s’était raidi un peu plus. Ce n’était pas la façon que j’aurais choisie pour faire la connaissance de Régis Hastur.
Mais au moins, mon histoire était bien au point. Je l’avais assez racontée ces derniers jours, et si le souverain de Ténébreuse ne la comprenait pas, eh bien, j’en avais aussi l’habitude.
– Oui, seigneur.
J’observai les expressions jouer sur le beau visage mobile qui m’aurait séduite en toute autre circonstance, tout en résumant la thérapie de Stevie Eisler.
– Et grâce à ces indices et à la coopération de tes gens, nous avons pu rassembler quelques faits qui peuvent justifier ses souvenirs.
« Il y a trente ans, une femme du nom de Lenora résidait à Neskaya quand Allirinda Aillard était Gardienne, commençai-je. Lenora était une sorte de cousine éloignée des Alton, avec un laran modéré. Elle avait eu une fille de son mari, mais, après son veuvage, elle était retournée travailler à la Tour. Un groupe de recherche terrien prospectait la région. L’un de ses membres tomba amoureux de Lenora et de leur liaison naquit un fils. Tout alla bien pendant un certain temps, puis l’humeur générale devint hostile aux Terriens. L’homme fut tué, et Lenora se réfugia à la Tour avec son fils. Mais cela ne suffisait pas. Pendant l’absence de la Gardienne, la populace exigea qu’on lui livre Lenora, alors elle sortit pour sauver les autres. Et ils la tuèrent.
Je pris une profonde inspiration, et je vis la souffrance palpiter dans les yeux clairs de Régis Hastur, me demandant quelles douleurs il me révélerait si je pouvais le tenir dans mon fauteuil.
– La Tour a eu peur de garder l’enfant. Un cristoforo errant s’occupa de lui jusqu’à ce qu’on puisse retrouver sa sœur, devenue Renonçante à Thendara. Mais elle ne pouvait pas garder un enfant mâle à la Maison de la Guilde, alors elle l’emmena à l’orphelinat de la Force Spatiale. Elle ne savait pas le nom du père, seulement qu’il était terrien. Et à ce moment-là, Stevie ne pouvait plus, ou ne voulait plus, se rappeler quoi que ce soit de son passé.
– Etonnant, dit le jeune homme trapu aux yeux vigilants appuyé contre la paroi nous séparant du fauteuil d’Hastur.
– Mais ce pourrait être vrai, Danilo, dit lentement son seigneur, repoussant en arrière ses étonnants cheveux de neige. Des choses semblables sont déjà arrivées. Et c’est à partir de ces expériences, ajouta-t-il en se tournant vers moi, que Stevie Eisler a façonné ses autres personnalités ?
– A chaque traumatisme – à chaque expérience insoutenable –, la partie de lui-même à laquelle c’était arrivé se séparait des autres. Une partie de l’enfant resta à la Tour et devint Gardienne, une autre suivit le cristoforo, et une troisième retourna à la Maison de la Guilde avec sa sœur.
– Et Dom Esteban ?
Je soupirai au souvenir de la noblesse avec laquelle il maniait son épée.
– Je crois qu’Esteban est le plus proche de ce que Stevie serait devenu, si toutes les autres parties de lui-même n’avaient pas été en guerre les unes contre les autres.
Régis Hastur me regarda, et je n’eus pas besoin d’être télépathe pour comprendre qu’à certains moments seule sa force d’esprit lui permettait de rester entier.
Je me remémorai alors comment Stevie Eisler avait sangloté dans mes bras, sachant qu’il était redevenu une personnalité unifiée, mais avec tous les souvenirs conscients de la Gardienne, du guerrier, du cristoforo, et de la Renonçante. Stéréotypes romantiques, aurait dit le Sergent Randall, mais il me semblait que ce petit fonctionnaire terrien avait contenu en lui toute la psyché de Ténébreuse.
– Redeviendra-t-il une seule personne maintenant que tu connais son histoire ? demanda l’homme nommé Danilo.
– Peut-être, répondis-je, avec de la stabilité et l’acceptation des autres… s’il le veut réellement. Nous ferons tout notre possible.
– Nous aussi !
– Lieutenant, il se peut que je t’aie mal jugé, dit le Sergent Randall, comme nous revenions à travers la ville.
– Tu ne crois pas que je suis venue sur Ténébreuse à la recherche du romantisme de la frontière ? dis-je, haussant un sourcil.
– Je crois que tu l’as trouvé dans le fauteuil de ton bureau, dit-il lentement.
Je le fixai quelques instants, puis les grilles de la Zone Terrienne se dressèrent devant nous, et je fus dispensée de répondre.
– Au fait, dit le sergent d’une voix plaintive quand nous les eûmes franchies, tu ne crois pas qu’après toutes ces aventures tu pourrais maintenant me dire ton prénom ?
Il appartenait à la Sécurité. Il pouvait le savoir s’il voulait. Mais il venait de me faire un cadeau, même s’il ne le savait pas.
– Cassilda, marmonnai-je finalement. Ce n’est pas ma faute, alors ne ris pas. Ma mère teint ses cheveux en roux et apprend par cœur toutes les tri-vid sur Ténébreuse qui paraissent. Si les jeunes officiers avaient leur mot à dire au sujet de leurs affectations, crois-tu que je serais là ?
Il riait, bon sang, d’un gros rire explosif qui secouait sa grande carcasse. Mais comme l’allée me ramenait vers le service médical, je réalisai que j’étais contente d’être là.